FRANKÉTIENNE
De la guerre d’Indépendance (1791-1802) menée contre les Espagnols, puis contre les Français, sous l’égide de Toussaint Louverture, au violent séisme du 12 janvier 2010, en passant par l’établissement en 1804 de la première République noire indépendante du monde, les dictatures sanguinaires des Duvalier (François Duvalier, dit « Papa Doc » de 1957 à 1971, et son fils Jean-Claude Duvalier, dit « Baby Doc » de 1971 à 1986) ; rien n’aura épargné Haïti, la perle des Grandes Antilles. Aucune œuvre en témoigne, plus que celle de Frankétienne, dont rien, à l’instar des épreuves affrontées par son peuple, n’a jamais altéré son goût de la vie ni sa liberté de parole et de création. Une liberté qu’André Breton avait appelé de tous ses vœux lors de son passage explosif à Haïti (après sa conférence du 7/12/45, en rupture avec le racisme blanc, l’ethnocentrisme occidental, le paternalisme colonial, une révolte éclate en janvier 1946, qui ne sera matée qu'en août, par la dictature d’Élie Lescot) : « Je ne voulais pas parler du surréalisme en Haïti sans avoir, au préalable, jeté un très respectueux regard sur ce qui conditionne l’élan imprescriptible de liberté et l’affirmation de dignité à toute épreuve de votre pays. Mais certains d’entre vous savent déjà et d’autres sont appelés à découvrir que le surréalisme vérifie là une de ses thèses fondamentales, à savoir, que la première condition de persistance d’un peuple, comme la viabilité d’une culture, est qu’il puisse, l’un et l’autre, se retremper sans cesse dans les grands courants affectifs qui les ont portés à leur naissance, faute de quoi ils périclitent rapidement. »
« Né le 12 avril 1936, je suis un bélier rebelle, opiniâtre et têtu. Marginal irrécupérable. Éternel insoumis. Je naquis en ce dimanche de Pâques dans la rumeur babélienne et chaotique d’un rara explosif. Initié dès ma naissance aux brûlures rougeoyantes du zinglin, j’allais devenir beaucoup plus tard un artiste écrivain zinglindor, massacrant allégrement les formes, les couleurs, la syntaxe et les normes esthétiques traditionnelles. Dérangeur infatigable, saccageant les remparts derrière lesquels sommeillent les mazorats, les impuissants, les paresseux et les débiles, j’apporte le scandale pour secouer les dormeurs, réveiller les inconscients et faire chier de rage diarrhéique les hypocrites et les jaloux. Joyeusement, je voyage à l’intérieur d’un labyrinthe, lieu privilégié des catastrophes lumineuses. Ainsi se présente lui-même Frankétienne (cf. Autoportrait in Le Nouvelliste, 2004).
Jean Jonassaint poursuit (in ile-en-ile.org) : « Enseignant, chanteur, comédien, dramaturge, écrivain et peintre, Frankétienne, de son vrai nom Franck Étienne, est né le 12 avril 1936 dans une section rurale de l’Artibonite (à Ravine Sèche) suite, dit-il, au « viol d’une paysanne haïtienne de treize ans par un vieil industriel américain ». Cette scène primitive, qui est d’abord récit pour l’enfant presque blanc élevé sans connaître son père dans un milieu populaire noir, deviendra le motif principal d’un de ses livres les plus achevés, H’Éros-Chimères, un énorme « roman familial » de 350 pages. Complètement éclaté dans sa forme – où images (peintures, copy art), jeux de caractères (typo-poésie) et calligraphies se combinent pour faire de chaque page un objet d’art que Frankétienne nomme « spirale » comme la plupart de ses textes non dramatiques depuis Ultravocal (1972) –, cette œuvre limite est aussi le récit des déchirures d’une société minée par une gangrène populiste autoritaire et obscurantiste qui a conduit, en l’année de son bicentenaire, le pays haïtien au fond d’un gouffre que préfiguraient déjà, jusqu’à un certain point, L’oiseau schizophone (1993) et la série picturale des « Têtes » (1999-2000).
Accroché obstinément à son bout d’île qu’il a refusé de quitter même pour un court séjour durant les années Duvalier, et qu’il refuse encore de quitter trop longtemps, malgré les sollicitations nombreuses et la furie des exodes, publiant régulièrement (depuis quarante ans) dans les deux langues des traditions littéraires haïtiennes, jouissant d’une large audience nationale, plus qu’aucun autre, Frankétienne est écrivain haïtien. Créateur nocturne (écrivant et peignant la nuit) : sismographe de la trop longue nuit duvaliérienne, et de l’interminable décente aux enfers lavalassiens, chacune de ses grandes œuvres est profondément ancrée dans l’histoire contemporaine haïtienne. Chacune témoignant, malgré l’homme ou l’écrivain qui se veut avant tout créateur, d’un moment de la « conscience nationale ».
Ultravocal (1972) : le vertige de l’errance sans fin ni finalité, le pays habité par « le mal majeur » forçant ses enfants à l’exode massif sans espoir ni désir de retour. Qu’on se rappelle cette scène tragique de Mûr à crever (1968) : chassés des Bahamas, quatre Haïtiens, sur le bateau du retour, se jettent à l’eau, se livrant aux requins de la mer caraïbe plutôt que de revoir l’enfer duvaliériste. Mais Ultravocal, c’est d’abord l’aventure du langage, un travail inouï sur la langue française qui fait de ce livre, de 415 pages, un monument de littérature d’expression française. Tourmenté comme il l’est, Frankétienne ne pouvait se dérober à l’urgence d’une aventure au cœur de la langue haïtienne, sa maternelle. En 1975, il publie le premier roman haïtien, au sens fort du terme : Dézafi. Plus qu’une révélation : au-delà des mots, Frankétienne, caisse de résonance des maux de la Nation, visionnaire (il se dit plutôt « miraculé », faisant allusion à sa traversée sans prison ni tortures de la dictature duvaliériste, expression qui lui inspire également en 2004 le titre de la spirale, Miraculeuse), écrivait, dix ans avant, la chute du régime jean-claudiste en 1986 : la résurrection par le sel de la bande des zombis. Mais entre le désespoir sans borne d’Ultravocal et le réveil brutal de Dézafi, il y a le passage obligé par l’insoutenable exil : Pèlin-Tèt (1978). Cette exemplaire adaptation, en mémoire de Franck Fouché, de Les Émigrés de Mrožëk, qui a connu un succès sans précédent dans l’histoire du théâtre contemporain haïtien, tant en Haïti qu’à l’étranger, consacra définitivement Frankétienne, écrivain national. Ce premier contact réel avec les diverses couches des populations haïtiennes du dedans et du dehors porte Frankétienne à investir de plus en plus le mode dramatique.
Ainsi, après une fructueuses collaboration avec Jean-Pierre Bernay, pour la mise en scène de Bobomasouri (1984), Kaselezo (1985) et Totolomanwèl (1987), puis Kalibofobo (1988, 1997), Pèlentèt, jusqu’à Foukifoura (2000), œuvre pour un comédien qui lui assure une entrée remarquée au off d’Avignon en 2004. À partir de Kaselezo, cette attente interminable de deux femmes d’un enfant qui n’arrive pas à naître depuis trop longtemps, son théâtre, fortement influencé par celui de Beckett, notamment son Godot, est avant tout une synthèse de réflexion de l’artiste face l’absurdité du monde et les misères haïtiennes. Ce théâtre auto-réflexif, plutôt monologique – même dans les pièces à plus d’un personnage – bien que novateur sur les plans langagier et thématique, s’inscrit (notamment par la mise en scène) dans une tradition dramatique haïtienne qui remonte au-delà des années 1960 avec la légendaire figure de Languichatte de Théodore Beaubrun (1919-1998), lui assurant ainsi un immense succès national. Depuis, cette large audience populaire, tant au pays que dans la diaspora, s’est doublée d’une encore plus grande dans les milieux intellectuels haïtiens et étrangers.
Quoi qu’il en soit, ÉTIENNE, Franck, Frankétienne, Franketienne ou Franketyèn – co-fondateur à la fin des années 1960 avec René Philoctète et Jean-Claude Fignolé du mouvement spiraliste, largement inspiré, entre autres, du nouveau roman français et de l’expérience joycienne – pour plusieurs critiques, aujourd’hui, à l’égal des Dos Passos, des Césaire, des Carpentier, des Naipaul, est un de ces géants qui ont marqué et marqueront les littératures américaines. Polygraphe, l’un des rares à écrire avec force et bonheur dans deux grandes langues littéraires caribéennes : le français et le haïtien. Il a su trouver dans différentes formes d’expressions populaires haïtiennes la source vive de nouvelles esthétiques, tout à fait modernes et actuelles, dont Ultravocal (1972), Dézafi (1975), Kaselezo (1985/1987), L’Oiseau schizophone (1993) et H’Éros-Chimères (2002) sont exemplaires. »
(Revue Les Hommes sans Epaules).
À lire : Au Fil du temps, poèmes (Imprimerie des Antilles, 1964), La Marche, poèmes (Éditions Panorama, 1964), Mon côté gauche, poèmes (Imprimerie Gaston, 1965), Vigie de verre (Imprimerie Gaston, 1965), Chevaux de l’avant-jour, poème (Imprimerie Gaston, 1965), Mûr à crever, genre total (Presses port-au-princiennes, 1968. Rééd. Éd. Mémoire, 1994. Ana Éditions, 2004), Ultravocal, spirale (Imprimerie Gaston, 1972. Rééd. Hoëbeke, 2004), Dézafi, roman (Édition Fardin, 1975. Rééd. Vents d’ailleurs, 2002), Les Affres d’un défi, roman (Deschamps, 1979. Rééd. Jean-Michel Place, 2000), Zagoloray, spirale (Port-au-Prince, 1983), Fleurs d'insomnie, spirale (Deschamps, 1986), Les Chevaux de l’avant-jour poésie (Port-au-Prince, 1966. Édition revue et corrigée in Dérives 53/54, 1986), Adjanoumelezo, spirale (Port-au-Prince, 1987), L’Oiseau schizophone, spirale (Éditions des Antilles, 1993. Rééd. Jean-Michel Place, 1998), L’Amérique saigne (Gun Blesse America), roman, (Microplus, 1995), La nocturne connivence des corps inverses (Spirale, 1996), D’une bouche ovale (Spirale, 1996), La méduse orpheline (Spirale, 1996), Une étrange cathédrale dans la graisse des ténèbres (Spirale, 1996), Clavier de sel et d’ombre (Spirale, 1997), Les échos de l’abîme (Spirale, 1997), Et la voyance explose (Spirale, 1997), Voix marassas, spirale francréolophonique (Spirale, 1998), Rapjazz, Journal d'un paria (Spirale, 1999), Œuf de lumière / Huevo de luz, poèmes (Spirale, 2000), H'Eros chimères (Spirale, 2002), Miraculeuse (Spirale, 2003), Les Métamorphoses de l’Oiseau schizophone, intégrale en huit volumes (Vents d’Ailleurs, 2004/2006), Brèche ardente (Spirale, 2005), Anthologie secrète (Mémoire d'encrier, 2005), Fleurs d'insomnie, réécriture (Spirale, 2005), Adjanoumelezo, réécriture (Spirale, 2005), La Diluvienne (Spirale, 2006), Galaxie Chaos-Babel, spirale (Spirale, 2006), Mots d’ailes en infini d’abîmes (Presses Nationales d’Haïti, 2007), Feu de proie (Spirale, 2007), Heures brèves, spirale poétique (Spirale, 2007), Le Sphinx en feu d’énigmes, spirale poétique (Spirale, 2007), Corps sans repères, spirale (Spirale, 2007), Amours, délices et orgues, spirale (Deschamps, 2008), Melovivi ou Le piège suivi de Brèche ardente (Riveneuve Continents, 2010), Visa pour la lumière, spirale poétique (Mémoire d’encrier, 2014).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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Dossier : Bernard HREGLICH, un réalisme incandescent n° 46 |